CHAÎNES

 

Au cas improbable où ce récit serait découvert et lu, je tiens à préciser qu'il ne relève en aucun cas de la fiction. Je raconterai les faits tels qu'ils se sont réellement déroulés, en usant en toute circonstance d'une objectivité maximum. C'est ainsi cher lecteur que je t'offre l'atroce réalité de mon expérience, et chacun de ses intolérables détails. Penses-en ce que tu veux, mais n'oublie pas que si ce récit a un quelconque but, c'est bien de te garder du mal et de ses chaînes perverses...

Il y a deux ans, comme vous le savez sans doute, nous avons connu à Charleroi un hiver des plus rudes, un hiver morne et pathétique qui durant plusieurs mois sembla prendre à la gorge la vie urbaine. Bien des fois, et en pleine journée, je me trouvai à être le seul promeneur, et j'avais la saisissante impression de fouler le sol d'une ville morte depuis des siècles. Mon seul compagnon était un appareil photo des plus fiables et je sillonnais inlassablement les quartiers déserts en quête d'un sujet intéressant à photographier. Ce jour-là, et je me souviens des efforts que je fis pour ne pas glisser, je descendais la rue de la Montagne en direction de la ville basse. J'y avais de fait découvert quelques semaines plus tôt un petit cimetière vétuste, à l'arrière d'une chapelle sans prétention et je m'étais juré d'y faire quelques clichés dès que la neige serait venue. Dès que je fus derrière la chapelle Saint Fiacre, car tel est son nom, j'escaladai le vieux portail rouillé qui me séparais des tombes et arrivai sans trop de mal de l'autre côté. L'endroit était réellement magnifique, bien plus beau encore que lors de ma première visite, et je me laissai imprégner par sa mélancolie poétique. Ce cimetière était masqué du reste de la ville par de hauts bâtiments hautains et l'on y sentait vibrer un sentiment si particulier, à la fois d'amour et de haine, qui suintait des pierres elles-mêmes, un sentiment complexe et poignant. Jamais je n'avais connu une telle force attractive pour un lieu et je ne pus résister à y faire de nombreux clichés, autant en couleur qu'en noir et blanc.

Durant toute la semaine suivante, il n'y eut pas un jour où le cimetière ne m'accueillît. Mais bien vite, j'eus épuisé le sujet, et me rendis compte que je n'avais vraiment plus rien à tirer de l'endroit ; j'y avais désormais fait des centaines de photographies en exploitant toute la gamme possible d'éclairage, le clair-obscur restant mon procédé favori. J'étais content de mon travail mais ne sus tout d'abord qu'en faire et rangeai les photographies accompagnées des négatifs dans de larges fardes cartonnées que j'étiquetai soigneusement selon le type de clichés et la méthode utilisée.

Une semaine plus tard, les vacances de Noël prirent fin et je dus reprendre mon travail (Je suis photographe dans une agence de publicité). Cela ne m'empêcha pas de renouveler mes visites au cimetière. J'y allais désormais sans appareil -je n'en avais plus besoin- et tard en soirée, pour être sûr de ne pas être troublé par un quelconque passant. Une fois sur place, je m'installais sur un caveau -toujours le même- et m'y reposais en toute simplicité. Si ma journée avait été difficile ou fatiguante, je méditais ici sur mes problèmes et me rechargeais pleinement. C'était, oh comment dire, nouveau et excitant. Aucun de mes amis ne connaissait cette manie, ou cette obsession, appelez cela comme vous voulez. Mais quoi qu'il en fût, je me serais moqué du qu'en-dira-t-on. Et je ne me posais aucune question quant à cette attraction quasi-magnétique, j'étais simplement heureux et secrètement fier de ma découverte. En mars, la nature commença à reprendre ses droits un peu partout en ville ; des herbes folles accompagnées de nombreuses ronces se mirent à l'assaut des énigmatiques sépultures que j'aimais tant à contempler, et leur ajoutèrent un charme sans équivoque. Il faisait également plus chaud maintenant, et il m'arrivait de rester quatre ou cinq heures de suite derrière la chapelle Saint-Fiacre, en me complaisant dans le secret de ma tranquillité. Il arriva même une dizaine de fois que j'y passe une nuit complète, en toute quiétude. Je me réveillais alors au crépuscule encore plus ragaillardi que si j'avais passé la nuit chez moi, et discrètement, passais la grille pour regagner le monde des vivants.

 

J'avais par ailleurs revu entièrement la décoration intérieure de mon appartement, et ce dès septembre. Bien entendu, j'utilisai comme matière première mon travail photographique de Noël, et cela me plaisait au plus haut point. Le cliché de deux angelots de marbre, pleurant pour l'éternité veillait sur mon lit, alors que fixé sur la porte d'entrée demeurait dans un vaste sous-verre une vue générale du cimetière. J'allai jusqu'à recouvrir tout un pan de mur de clichés de sépultures, de mausolées, de stèles entourées de grilles rouillées et d'agrandissement d'épigraphes mortuaires. Des centaines de photographies avaient envahi le moindre recoin de mon espace vital, et j'avais dû faire disparaître bien des photos de famille et autres souvenirs pour céder la place à ce que j'appelais " mon sombre talent ". Sans ces transformations, je pense que je n'aurais plus supporté de dormir là, tant je préférais sommeiller sur mon bon vieux caveau, derrière la chapelle Saint-Fiacre.

 

Il va sans dire qu'à partir de cette époque, je n'invitai plus personne chez moi, et nul ne put contempler mon nouvel intérieur, pas même mes plus proches amis. Par une orageuse après-midi d'avril, et après une série de tensions et de malentendus, ma petite amie décida de rompre définitivement avec moi. Etrangement, je n'en éprouvai aucune peine. Ce soir-là, j'allumai de nombreuses bougies dans mon appartement et au son de la Marche Funèbre de Chopin, contemplai tranquillement la beauté de mon oeuvre, à laquelle je me consacrais de plus en plus. A vingt-trois heures tapantes, et comme chaque soir, je fonçai à la ville-basse pour retrouver mon univers, et j'en éprouvai un tel soulagement que je décidai, une fois de plus d'y passer la nuit. Je caressais chacune des stèles, et admirais l'une après l'autres les cinquante-huit sépultures de mon univers. Au cas fort probable où l'orage me surprendrait, j'investirais un mausolée, comme je l'avais déjà fait auparavant.

Ma nouvelle passion me posa par ailleurs de nombreux ennuis professionnels ; la semaine qui suivit, mon directeur me priait de limiter mes absences intempestives et de fournir un travail de meilleur qualité, comme autrefois. En Juin, je perdis mon emploi pour cause de " restructuration ". Je ne me leurrais bien évidemment pas quant aux réelles motivations qui avaient poussé mon directeur à prendre cette décision, mais j'acceptai sans broncher mon renvoi. Ainsi, je pourrais consacrer plus de temps à ma passion. Il m'arrivait maintenant de loger plusieurs jours dans le cimetière, et j'emportais avec moi de la nourriture en suffisance.

C'est plus ou moins vers cette époque qu'Elle vint à moi...

Cette nuit-là était une nuit comme les autres. Je fus tiré du sommeil par un raclement métallique ; il ne s'agissait pas de l'habituel grincement de la grille d'entrée, secouée par le vent, mais d'autre chose, d'inconnu pour moi jusqu'alors. Le raclement se fit insistant, et me rappela la plainte d'une chaîne traînée au sol. Apeuré, croyant à l'intrusion d'un étranger dans mon univers, je me ruai à moitié-éveillé hors du mausolée et jetai un rapide regard en direction du bruit. Il me fallut un long moment pour réaliser que ce n'était guère un rêve : une douce silhouette drapée d'un linceul blanc évoluait tranquillement parmi les tombes et traînait derrière elle de longues chaînes rouillées. Je le devinai assez vite, c'était une jeune fille, et tout son corps rayonnait fabuleusement. Je voulus parler, m'avancer vers elle, ou la fuir mais j'étais incapable de faire quoi que ce soit. Enfin, elle ne fut plus qu'à quelques mètres de moi et je pus mieux la distinguer. Son visage était si beau, si pur et ses yeux si vastes... Ils exprimaient à la fois l'amour et la haine, la quiétude et la perversion. Les chaînes qu'elle traînait derrière elle la perçaient de part en part en bien des endroits et formaient des croûtes suppurantes à la surface de sa peau, les maillons se mêlant vicieusement aux lambeaux de ses chairs encore vives. Ma tête vrilla soudain au son d'effroyables cris, et je compris bien vite que c'étaient les miens. Je me retournai et sans cesser de hurler, me ruai vers la grille. J'entendis alors dans mon dos les chaînes fouetter l'air, et lorsque je m'apprêtai à bondir au-dessus de la grille, l'une d'elles enserra ma cheville. Les autres, comme douées d'une vie propre, se fixèrent solidement à mon torse, faisant craquer mes côtes. Mes hurlements redoublèrent, mais la chaîne qui s'enroula autour de ma gorge me fit taire. Finalement, elle fut face à moi et relâcha quelque peu son étreinte. " L'amour que tu lui portes, dit-elle d'une voix douce, te rend digne de le protéger pour l'éternité...  ". Sur ce, les chaînes me délaissèrent et je retombai à même le sol en régurgitant bruyamment. J'aperçut la jeune fille quitter silencieusement le cimetière, elle ne traînait plus de chaînes derrière elle, cette fois. Je me réveillai alors en hurlant, trempé de sueur, dans les ténèbres du mausolée.

Après cet incident , la première idée qui me vint à l'esprit fut de quitter l'endroit au plus tôt, et de gagner mon appartement, car, pour la première fois en ces lieux, je ressentais les affres de la peur. Une peur avilissante et traîtresse, qui vous prend aux tripes et ne vous lâche plus... Alors j'ai couru, sans reprendre mon souffle et sans regarder une seule fois derrière moi. J'ai traversé toute la ville-basse, en hurlant je crois, et suis enfin arrivé à mon appartement. Je ne me calmai qu'une fois la porte fermée à clé et me laissai choir au sol en pleurnichant. Les mots de la jeune fille au linceul résonnant inlassablement dans ma tête.

Recroquevillé dans le souvenir cauchemardesque de cette horrible nuit, je laissai passer plusieurs semaines. Mon amour pour ce cimetière se mua alors en une haine implacable et je décidai de détruire par le feu l'entièreté de mes clichés. Alors que mon oeuvre se consumait lentement, je me sentais comme libéré d'une étouffante emprise, comme si d'invisibles chaînes m'avaient enserré dès ma première visite et ne me relâchaient qu'à présent. Chaque cliché réduit en cendres me gonflait d'une force nouvelle, et me poussait à continuer mon action destructrice. Mon travail funèbre avait définitivement quitté mes murs, et les photos de mes proches avaient réintégré à la hâte leur place initiale, une place qu'elles n'auraient jamais dû quitter. Il semblait qu'une à une, ces chaînes funèbres capitulaient, et relâchaient tout mon corps de leur vicieuse emprise, le laissant sain et libre, comme autrefois. Une dernière angoisse toutefois persistait en moi, et j'en compris assez vite la raison : il me restait à détruire tous mes négatifs, ce que je fis sans plus tarder. Je les déposai dans une bassine métallique, les aspergeai d'alcool et y jetai une allumette. Le tout s'embrasa de suite et se consuma aussi rapidement que mon existence d'esclave. A la lueur des flammes, mon regard tomba sur une série de négatifs que, semble t-il, je n'avais jamais développé. Avant de les détruire, je les examinai pour être sûr qu'ils s'agissaient bien de clichés mortuaires, et je les reconnus de suite. On m'y voyait parmi les sépultures - j'avais pour cela utilisé un déclencheur automatique - et même en cet instant, j'admis que ces clichés semblaient fort bien réussis. Mais un détail capta soudain toute mon attention, un détail qui n'était probablement qu'un mauvais jeu de lumière, mais qui fit perler à mon front de grosses gouttes de sueurs ; tandis que se tordaient sous l'action des flammes des centaines de pellicules, dégageant dans tout l'appartement une fumée âcre et rougeoyante, je m'affairai à développer mes derniers négatifs. Après dix minutes de travail, une image commençait à apparaître sur le papier photographique, mais dès que je m'apprêtai à la sortir du bain, mon interphone se mit à sonner avec insistance. Je décrochai le combiné et avant d'avoir pu dire quoi que ce soit entendit stupéfait cette phrase qui à jamais avait brisé mon existence : " L'amour que tu lui portes te rend digne de le protéger pour l'éternité... Lorsque la lune sera haute, tu prendras les chaînes... ". La voix était douce et solennelle, et j'entendis distinctement cet effroyable raclement de chaînes, qui telle une lamentation, avait rythmé la terrible sentence. Désemparé, je laissai choir l'interphone et à travers l'épaisse fumée pourpre, me ruai vers mon labo. J'en ressortis immédiatement avec la photo encore humide que j'examinai à la lueur de ma lampe de bureau. C'est à cet instant que ma raison vola définitivement en éclat, et j'hurlai à m'en faire éclater la gorge.

" Lorsque la lune sera haute!, criai-je entre deux sanglots sans trop savoir pourquoi, lorsque la lune sera haute! " Peut-être était-ce pour trouver le courage de me tourner vers toi, ma fidèle Olivetti, et de retranscrire fièvreusement l'effroyable vérité, sans doute plus pour moi-même que pour un hypothétique lecteur. Je ne trouve maintenant plus la force de continuer. Déjà, j'entends ce raclement de chaîne qui inlassablement se rapproche de ma porte, ce raclement pervers qui désormais accompagnera l'éternité de mon existence. Trouverai-je la force de brûler cet ultime et infernal cliché? Oh, Dieu, accorde-moi quelques minutes de plus pour au moins décrire l'abomination de cette image... Je ne sais comment l'appareil a pu capter la nature véritable de ma soumission et de mon être, peut-être est-ce dû à Sa présence. Quoi qu'il en soit, on m'y voit tel que je serai bientôt pour les siècles des siècles, là, parmi les tombes ; je ne porte pas ma longue veste noire habituelle mais suis vêtu d'un linceul blanc. Et perçant mes chairs vives de part en part...

 

Horgnies Nicolas, 1997


 

Cette nouvelle est parue dans Zombi numéro 10.

 

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